Data hoarding, quand l'archivage électronique devient concours de térabits
Les adeptes du data hoarding amassent des centaines de milliers de gigaoctets de données par plaisir, orgueil ou compulsion. Au fond, nous sommes tous comme eux.
Nous sommes devenus des locataires de données. Plus question d'entasser ses films ou sa musique dans des dossiers surchargés comme à l'époque de l'iPod classic et de Mininova : dans les sphères légales comme illégales, le streaming a pris la place du téléchargement. Pourtant, à l'ombre de Netflix et Spotify, le prix de la mémoire morte n'en finit plus de chuter. Un gigaoctet sur disque dur valait 2 euros en 2002 ; l'année dernière, 2 centimes. Profitant de cette dégringolade, les « data hoarders » collectent, numérisent et archivent de gigantesques volumes de data dans des supports de stockage privés, à leurs frais. Pour le plaisir de posséder, l’urgence de résister, l’espoir de redistribuer gratuitement… Mais aussi pour soulager ce qui ressemble à une (légère) obsession.
Une communauté bien rangée
Élevés à l'ombre de Internet Archive, qui a emmagasiné 35 pétaoctets (35 000 téraoctets) de données libres de droit depuis son ouverture en 1996, les data hoarders ont élu domicile sur Discord et Reddit. Sur le subreddit r/datahoarder — qui proclame joyeusement que le data hoarding est « une maladie numérique ! » on partage des bons plans de disques durs, des tutoriels de construction de serveur, des comparatifs d'offres cloud. En n’oubliant pas, bien sûr, d’afficher sa capacité de stockage personnelle à côté de son pseudo. r/datahoarder qui proclame joyeusement que le data hoarding est « une maladie numérique ! on partage des bons plans de disques durs, des tutoriels de construction de serveur, des comparatifs d'offres cloud. En n’oubliant pas, bien sûr, d’afficher sa capacité de stockage personnelle à côté de son pseudo. Un concours de bits qui donne le vertige : beaucoup d'utilisateurs revendiquent plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de téraoctets de réserve. Le membre le plus influent de la communauté, -Archivist, possède 2,6 pétaoctets (Po) de stockage local et 12 Po en stockage cloud, soit 14 600 téraoctets.
Ces volumes, si gigantesques soient-ils, ne comblent pas l’appétit délirant des collectionneurs. Si certains se contentent d'accumuler livres, jeux vidéo, albums, films et documents télévisuels numérisés, d'autres décident de télécharger et indexer toutes les métadonnées des vidéos de YouTube. D'autres encore conservent des centaines de gigaoctets d'archives de sites web, sans autre raison apparente que la quête d’exhaustivité. Parmi ces Gargantua de la donnée, un Français de 19 ans, Corentin, fait déjà partie des anciens avec ses « 420 TBaguettes » de stockage. Modérateur de r/datahoarder, il administre The-Eye, une archive de 22 To créée par -Archivist, et a dirigé l'archive Alexandria Library jusqu'à ce qu'elle soit détruite par les flammes des requêtes DMCA en mars dernier.
Contacté par Motherboard, Corentin admet consacrer « 10-15 heures par jour » à la quête de nouvelles donnes à télécharger. Son dernier projet en date : récupérer « 40 000 polices d’écriture ». « Le jour ou j’y trouverai utilisation, ce sera exceptionnel… », admet-il avant de confirmer qu'il est aussi « un gros collectionneur » IRL. « Je suis très, très matérialiste. Je suis très passionné aussi. Pendant 16 ans j’ai collectionné timbres, Pokémon, Yu-Gi-Oh!… Il n'y a pas de trucs que je n’aie pas collectionné. » Pour lui, la plupart des data hoarders sérieux sont également des collectionneurs d’objets physiques, car le plaisir d’archiver de la donnée obéit en partie aux mêmes mécanismes : « Le kiff de posséder, admirer, trier. Il y a une énorme partie de triage un vrai plaisir parfois à la main, parfois automatisé.»
Les hoarders, ces conservateurs culturels
Au-delà du plaisir de posséder, les motivations des hoarders sont à la fois idéologiques et personnelles au moins d'après la description de r/datahoarder. es quelques lignes citent pêle-mêle : résister à la centralisation de l’information chez les géants du web, faire vivre l’accès universel à l’information, sauvegarder et indexer le patrimoine culturel menacé, assurer la pérennité d’informations rares, se préparer à un éventuel black-out d’Internet, ou tout simplement lutter contre l’angoisse de la disparition en accumulant les disques durs chez soi. « Il y a peut-être un truc un peu égoïste à me dire que c’est à moi », concède Corentin, qui revendique simultanément un rôle de « conservateur culturel ».
« On est des fous de partage. Matérialistes, mais fous de partage. Je pense que j’ai fait énormément de bien avec cette passion, via la communauté, en permettant aux gens de retrouver des choses. On a aidé des mecs en thèse, par exemple (…) et ça, ça fait plaisir, la pérennité de l'information, de la culture. Nous sommes des archivistes, des libraires digitaux. » La priorité : que l’information soit conservée en lieu sûr et accessible, peu importe la manière. Certains hoarders, comme Corentin, font appel à des services de cloud quand d’autres ne jurent que par la proximité physique de leurs serveurs, trop inquiets à l’idée que les hébergeurs changent soudainement leurs offres ou fassent disparaître leurs serveurs, comme lors du crash des services cloud d’Amazon en 2011.
Passion, addiction, modération
Malgré cette liste de motivations, si légitimes soit-elles, difficile de ne pas envisager la pratique sous le prisme pathologique. Comme beaucoup de passions, le collectionnisme, qu’il s’effectue IRL ou dans l’univers numérique, a un pendant clinique : la syllogomanie, ou l’accumulation compulsive d’objets non-utilisés, inscrite depuis 2013 dans le sacro-saint Manuel diagnostic statistique des troubles mentaux. Et si la plupart des hoarders semblent accumuler des données par pure passion, certains messages sur le subreddit parlent plus ou moins ironiquement d’’« addiction au téléchargement ».
Corentin réfute catégoriquement l'approche pathologique : « Une passion est une addiction. Je ne pense pas qu’on soit compulsifs. Du moment que tu ne fais de mal ni aux gens ni a toi, il n’y a ni addiction ni symptôme. Je suis en couple, en bonne santé, et [cette passion] n’a jamais fait de mal à qui que ce soit. » (Il reconnaît néanmoins une certaine aversion à l’idée de supprimer des données, et finira par me demander de lui transmettre les notes prises lors de notre entretien.) Pour l’un des « anciens » hoarders croisés sur le subreddit, u/mizary1, collectionneur de bouchons IRL, une pratique « responsable » est avant tout affaire de modération: « Si tu n’as jamais le temps de profiter de ce que tu accumules, est-ce qu’il y a vraiment une utilité à le faire ? »
« On flippe terriblement de ne plus avoir accès à rien »
Pour la psychologue Vanessa Lalo, spécialiste des usages numériques, pas de quoi s’alarmer au premier abord.« Tant qu’il y a pas de répercussions, il n’y a pas d’addiction. Tant que la personne en excès n’en pâtit pas, c’est compliqué de qualifier ça de pathologie, » reconnaît-elle. D’où la difficulté d’identifier un comportement à risque.« Je mettrais la barrière pathologique à cet endroit-là : est-ce qu’on fait ça pour les autres, ou d’abord pour soi et éventuellement en faire profiter les autres ? Pour moi, ça fait une différence. »
Au-delà de ce socle, la psychologue identifie un mécanisme-clé : l’assouvissement d’un fantasme « de maîtrise, de contrôle. Il s’agit d’archiver sa vie, la mettre dans des petites cases, comme une mémoire extérieure. Internet externalise notre mémoire et la modifie, et on flippe terriblement de ne plus avoir accès à rien, de ne plus rien retenir. Ces symptômes n’arrivent pas pour rien : ils indiquent que la société bouge, qu’on est peut-être allés trop vite et trop fort. » Un réflexe d’accumulation pas si surprenant lorsque les notions de tangibilité et de frontière perdent chaque jour plus de terrain.
Hoarders malgré nous
Pris dans ce glissement, nous sommes nombreux à pratiquer le data hoarding plus ou moins consciemment. Beaucoup répugnent à supprimer le moindre fichier, préférant accumuler des gigaoctets de photos de vacances, de jeux vidéo, de films, de morceaux qu'ils ne ressortiront jamais de leurs tiroirs numériques. Pour Vanessa Lalo, ce nouvel écosystème de l’entassement est né dans la Silicon Valley : « Aujourd’hui, les acteurs des nouvelles technologies nous poussent à ne pas supprimer, à utiliser de la mémoire disponible en ligne. Aujourd’hui, on pense que si l’on effaçait, on perdrait des morceaux de nos vies, et les GAFA ne sont pas innocents dans ce processus. »
Le paradoxe, note la psychologue, c'est que l'immatérialité de ces données « nous rend un peu schizophrène. On entasse, on ne classe plus rien. Thématiser est devenu un effort compliqué. » Apparemment condamnés à une itération numérique de la syllogomanie, nous réfléchissons en terme de quantité. Au moins, les hoarders volontaires font l’effort de séparer le grain de l’ivraie — même si, comme les data hoarders « inconscients », ils peinent à raisonner avec leur instinct de conservation des données. Dans un post sur r/datahoarder, l'un d'entre eux propose « 17 Go de livres de développement personnel. » Un autre répond : « Avant de les utiliser pour m’aider, laisse-moi juste vérifier que je possède bien tous les livres sur le sujet. »
Source : motherboard.vice